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Kian ouvrit les yeux et se redressa. Le nez retroussé de Lleyn, le petit palefrenier, apparut à la lueur d’une lampe à huile.
— C’est l’heure, mon seigneur.
Kian le remercia et se glissa hors du lit sans un bruit. Il s’interdit de serrer contre lui Azilis qui dormait paisiblement. Inutile de la réveiller. Elle ne participait pas à la chasse et ils s’étaient couchés fort tard. Il eut du mal à s’arracher à sa chaleur mais ne voulut pas faire attendre le dux bellorum.
Arturus et ses compagnons, attablés dans la cuisine, échangeaient des propos espacés. La timidité arrêta Kian devant la porte. Il n’avait jamais participé à une chasse à forcer – un esclave n’était pas convié à ce genre d’activité ! Malgré les bourrades affectueuses de Caius et l’estime d’Arturus, malgré les « mon seigneur » décernés par les domestiques, il se sentait irrémédiablement différent de ces hommes de haut rang.
— Ah ! Kian ! s’exclama Arturus. Bien dormi ?
Il acquiesça et s’assit près de Caius. Il salua Gwynnan, l’homme au faucon, et Petrus, le vétéran avec qui il avait combattu à Sorviodunum, ainsi que les quatre jeunes porte-lance. Il se souvenait que Gwalmai – solide garçon au regard rieur – était un cousin d’Arturus. Mais il ne pouvait pas se rappeler qui des trois autres était Garym, Cannaid ou Pebwyr. Le barde n’était pas là.
— D’après la cuisinière, un loup rôde dans les parages, déclara Caius. Nous pensons nous lancer à sa recherche.
— Un mâle solitaire à mon avis, répondit Kian dans son breton hésitant.
— Possible, admit Arturus, les vieux solitaires sont malins mais nos chiens sont d’excellents limiers. Bonne partie en perspective !
— Pourtant aucun mouton ou aucune – comment dit-on ? – chèvre n’a été enlevé, reprit Kian. Gwyar peut se tromper.
— Nous verrons, décréta Arturus. Si c’est le cas nous trouverons à forcer un autre gibier.
***
La brume ne s’était pas encore levée. Le givre couvrait le sol d’un voile étincelant et une vapeur blanche s’échappait des naseaux des chevaux. Les chiens débouchèrent du chenil en jappant joyeusement. Kian, son arc sur l’épaule, enfourcha Orion. Caius, aussi impatient de partir que les mâtins qui tiraient sur leur laisse, montait un étalon gris. Il lança en latin à Kian :
— Content de partager ce plaisir avec toi. Tu es prêt ?
— Pas vraiment, répondit Kian, retrouvant avec soulagement sa langue maternelle. Je n’ai jamais participé à ce genre de chasse. Mais, ajouta-t-il avec une moue ironique, je suis très fort pour poser des collets.
— Tu plaisantes ! Ce ne sera pas ton premier fauve, tueur de berserker ! Tu vas adorer !
Il ponctua sa promesse d’une solide claque dans le dos de Kian. Arturus annonça le départ et ils partirent au petit trot, dans un concert d’aboiements. Les jeunes couraient à leurs côtés et retenaient les chiens. Petrus portait un cor en bandoulière.
Ils empruntèrent un sentier qui contournait le Tor avant de remonter vers les collines du nord car les basses terres, inondées, étaient impraticables. Ils chevauchèrent jusqu’à ce que le soleil soit haut dans un ciel d’un bleu pur et glacé. Plusieurs fois, les chiens empaumèrent une piste – sanglier ou chevreuil – mais Arturus, ferme dans sa décision de chasser le loup, ordonna de continuer. Ils allaient au pas à présent et Kian, bercé par le rythme tranquille d’Orion, oubliait presque la raison de cette promenade.
— Des étourneaux, remarqua Gwalmai, le nez en l’air.
Kian leva les yeux pour admirer l’extraordinaire ballet de ces bandes d’oiseaux. À cet instant, les chiens lancèrent des jappements rauques et furieux : ils avaient trouvé une piste près d’une rivière. Caius sauta au sol pour examiner la terre humide. Il se redressa presque aussitôt, les yeux brillants :
— Le loup. Un gros. Regardez cette trace ! Toute récente.
— Lâchez les chiens ! cria Arturus.
Petrus sonna du cor et la meute s’élança vers les hauteurs en aboyant à pleine voix. Les jeunes sautèrent en selle derrière les cavaliers qui foncèrent à la suite des chiens. Les aboiements se joignirent au son du cor de chasse. Le cœur de Kian bondit dans sa poitrine. Finalement cette course acharnée promettait d’être amusante.
Un chevreuil terrifié bondit à quelques pas de la piste sans que la meute lui accorde le moindre intérêt. Enfin, la puissante silhouette du loup apparut d’un coup, à découvert, immobile, comme irréelle.
Malgré la distance, l’animal paraissait d’une taille exceptionnelle. Il regardait dans leur direction, les oreilles dressées.
Au fond de lui Kian doutait de l’existence de ce mâle solitaire dont Gwyar lui avait rebattu les oreilles. La brave femme voyait des fées, des esprits et des monstres à longueur d’année et racontait des histoires abracadabrantes à qui voulait l’entendre. Mais cette fois, elle avait dit vrai.
Le cor retentit furieusement. Les chiens repartirent ventre à terre. Le loup ne s’enfuit pas immédiatement, comme s’il jaugeait l’ennemi. Puis il se retourna et disparut sous le couvert.
La chasse s’engouffra sous les arbres et ralentit l’allure, gênée par les taillis et les fougères. Les chiens se concentrèrent sur la piste, le nez au sol, jusqu’à ce que l’un d’eux – le mâtin d’Arturus – s’élançât en avant en donnant de la voix.
Les chiens, plus à l’aise sous le couvert que les cavaliers, les distancèrent. Leurs aboiements s’amplifièrent brusquement. Kian devina qu’ils avaient rejoint leur proie.
Puis, tout à coup, ils se turent.